La peinture d’un étrange festin

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De quel tableau parle-t-on ?

Des Noces de Cana (1563), un tableau de Paolo Véronèse. Un tableau démesuré (10 mètres de long et 6,66 m de haut) qui occupe un mur entier du musée du Louvre. Pourtant, la plupart des visiteurs passe à côté.

Qu’est-ce qui rend invisible ce tableau ?

Le beau sourire d’une femme : la Joconde. L’attirance, que dis-je, l’attraction pour la plus célèbre œuvre du monde, rend les visiteurs incapables de se retourner pour voir autre chose, autrement, autre part… Se retourner est une « métanoia » (en grec), le point de départ de toute conversion.

Retournez-vous braves gens pour changer de regard et voir avec le coeur.
La Joconde de Léonard le sait bien, elle, qui jour et nuit médite le chef-d’oeuvre de Véronèse :

Les noces de Cana (installé dans la même salle qu’elle, le tableau lui fait face)
Il paraît que le Président de la République pense offrir à la Joconde un espace dédié ? (voir article)
Sait-il qu’il risque de la décevoir en l’isolant des 132 amis avec qui elle fait la fête depuis tant d’années
?

Pourquoi se retourner et s’attarder sur ce tableau ?

Pour approfondir la réflexion à laquelle tout chrétien ne peut échapper. Il y a ce que je vois et il y a ce que je crois.
D’un côté, ce que je vois, je sais, je prouve.
De l’autre, ce que je crois sans voir, sans savoir, sans preuve.
Et les deux côtés coexistent dans mon existence sans se confondre.
« Heureux celui qui croit sans avoir vu. » (Jean 20, 29)
Souvenez-vous que cette phrase est l’avant-avant-dernier verset de l’évangile de Jean.

Il y a ceux qui ne croient que ce qu’ils voient et ils en ont parfaitement le droit. Mais ils ne sont pas chrétiens.
Il y a ceux qui croient sans chercher à voir, à comprendre, à réfléchir et ils en ont parfaitement le droit. Mais ils ne sont pas chrétiens.

En quoi ce tableau explique cela ?

Le tableau n’explique rien, il donne à penser. Ce que je dis est simplement de l’ordre de mon interprétation.
Avant tout, il s’agit de relire le texte d’évangile des « Noces de Cana ».

Peu de gens sont en mesure d’identifier ce tableau comme étant une illustration de cette péricope de l’évangile.
D’ailleurs, Véronèse ne cherche pas à faire une photographie du mariage auquel Jésus était invité avec sa mère, il veut nous donner du « (sa)voir » et du « croire ».

De quel « (sa)voir » est-il question ?

Nous sommes à Venise avec François 1er (1 – Ces chiffres correspondent aux slides du diaporama annexe téléchargeable ci-dessous), à gauche, à côté des mariés (2) qui ne sont pas au centre de la table, Soliman le magnifique (3) et Charles Quint (4) de profil au coin de la table. Du côté gauche de la table, il y a certainement d’autres dignitaires que les spécialistes des arts et les historiens sont en mesure d’identifier. Mais ce n’est pas mon cas.

Du côté droit de la table, on peut faire de même et repérer quelques célébrités qui sont plutôt des hommes de sciences, de lettres, mais aussi quelques grands saints… Bref, des personnages qui ont marqué leur époque.
Chacun, s’il le peut, reconnaîtra : Luther (5) en collerette, Michel Ange avec son drôle de chapeau (6), Léonard de Vinci (7) avec sa grosse barbe grise, Ignace de Loyola (8) en noir et austère à côté de François d’Assise (9), barbu également, en extase les yeux vers le ciel.

Que des hommes d’ailleurs (à part la mariée et Marie) qui se retrouvent dans un banquet. Visiblement heureux de se retrouver, de manger et de converser copieusement et joyeusement. Véronèse ne s’embarrasse pas de la réalité historique. Il assume totalement les anachronismes de ce banquet imaginaire qui met en scène 132 personnages.

Au centre de la table, il y a Jésus avec Marie à sa droite. Les spécialistes de l’art sacré identifient Jean (10) entre Jésus et Marie…
« Jésus, voyant sa mère, et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère.  » » (Jean 19, 26-27)
… Pierre et Paul (11) en plein concile et saint Augustin (12) qui lève le doigt. Il aimerait bien en placer une, mais il doit encore attendre son tour. Quant à Thomas (13), de son doigt, il montre ses doutes.
D’autres, bien plus renseignés, sauraient faire le tour de tous ces convives invités par Véronèse au premier miracle de Jésus.

Que voit-on encore ?

Au premier plan, on compte les 3 jarres (le texte parle de 6… mais bon, peut-être que les trois autres sont en cuisine) et un orchestre. Les plus grands spécialistes de cette œuvre sont persuadés que ces musiciens sont, en fait, les célèbres peintres de l’époque dont Véronèse (14), lui-même, au premier plan (1528-1588), Tintoret (1518-1594) derrière lui et Titien (1488-1576) en rouge avec entre les mains ce qui ressemble à une contrebasse. Les peintres se font musiciens pour affirmer, devant les autorités ecclésiastiques, la nécessité de reconnaître les arts, tous les arts, comme parties intégrantes de la culture.
Nous sommes en plein débat, dans la phase finale du concile de Trente (1545-1563) qui pour combattre les thèses protestantes réaffirme la position catholique jusqu’à l’intransigeance. D’après les historiens bien informés, les artistes de l’époque craignent le pire. L’Église estimait que l’art religieux des pays catholiques (en particulier l’Italie) avait perdu de vue le sujet religieux et s’intéressait trop aux choses matérielles et aux qualités décoratives.
Extrait du 25e décret du Concile de Trente : « […] toute superstition sera supprimée […] toute lascivité sera évitée, de telle sorte que les figures ne seront pas peintes ou ornées d’une beauté excitant la convoitise […] qu’on ne voie rien qui soit en désordre, ou qui soit disposé de façon inconvenante ou confuse, rien qui soit profane, rien d’indécent, puisque la sainteté convient à la maison de Dieu. Et afin que ces choses soient plus fidèlement observées, le saint Synode ordonne que personne ne soit autorisé à placer ou à faire placer une image inhabituelle, en quelque lieu ou église que ce soit, sauf si cette image a été approuvée par l’évêque […]. »

Avec cette immense œuvre picturale, il semble que Véronèse jette un pavé dans la mare.
Mais ceux qui se perdent dans le « (sa)voir » risquent d’occulter le « croire » que le peintre murmure fortissimo via le génie de ses pinceaux.

De quel « croire » est-il question ?

Jésus est le centre du centre du tableau, toutes les lignes de fuite convergent vers lui.
Nous sommes au moment même où l’eau devient vin.
Nous sommes dans l’infime instant qui sépare le « Ils n’ont plus de vin ! » (verset 3) et le « Maintenant puisez ! » (verset 8).
La Jarre est encore vide à gauche, elle est déjà pleine à droite.

Pourtant, Jésus ne fait rien. Il n’est pas un magicien « abracadantesque » qui effectue un tour à la David Copperfield. Il fait des miracles et les miracles ne sont pas de l’ordre du (sa)voir, mais du croire.
Les hommes s’agitent, mais Jésus reste paisible.
Les hommes sont afférés, mais Jésus te regarde, toi qui le regardes.
Cana est un commencement (verset 11). Cana commence une relation entre Lui et toi, entre Lui et chacun de ceux qui veulent croire en Lui (verset 11).

Les hommes n’ont pas compris qu’à l’instant même, il commençait le chemin qui allait le conduire sur une croix.
Le chemin de croix commence à Cana de Galilée en ce jour de noces. Peut-être la préfiguration, pour Véronèse, des noces éternelles qui rassemblent tous les justes autour d’une seule et même grande table pour une fête « époustoufantastique » sans fin.

Déjà, au-dessus de la tête de Jésus, dans l’axe vertical du tableau, des hommes dépècent l’Agneau.
Déjà, Marie, les yeux dans le vague et le vague à l’âme, porte le voile noir du deuil.
Quant au sablier, en bas du même axe, il nous rappelle que le temps est compté.
Déjà Jésus nous invite à séparer le monde d’en bas (le temporel) avec le monde d’en haut (le spirituel), le ciel d’un bleu infini, la maison du Père.
Sans oublier les 6 chiens, dispersés dans la toile, symboles de fidélité et de confiance, qui ne sont là que pour nous rappeler leur rôle ancestral de psychopompe (leur faculté mythique consistant à conduire les âmes des morts dans l’autre monde).

Véronèse savait que le miracle de Cana raconté au tout début de l’évangile de Jean (chapitre 2) préfigurait déjà les derniers chapitres qui emmènent Jésus vers sa passion, sa mort et sa résurrection. Véronèse tenait à le rappeler aux chrétiens qui, non seulement, savent mais aussi croient que seule la gloire du Christ emporte vers le Père.


« Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée.
Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. » (Jean 2, 11)

Le Président de la République veut un lieu dédié pour la Joconde