Émile Shoufani est mort

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Par quatre fois, il m’a été donné de rencontrer le curé de Nazareth.

À l’issue d’une conférence à Strasbourg, je lui ai demandé s’il acceptait de rencontrer les 50 étudiants que j’emmenais en Israël et en Palestine chaque année. « Faites-moi signe quand vous serez là-bas. » Pour moi, ces quelques mots voulaient dire « bon pour accord ». Aref, notre guide sur place, melkite (grec-catholique) lui aussi, a pu faire le nécessaire pour, par trois fois, caser un rendez-vous dans l’agenda compliqué du Père Émile.
En 2020, la maladie déjà présente l’oblige à décliner notre demande. Cette dernière flopée d’étudiants n’aura pas pu entendre son message de vive voix.

Emile Shoufani à Nazareth en 2013 – Photo Jen-Marie Simon

98,2 % des étudiants ne le connaissaient pas et découvraient une personnalité robuste, captivante, bienveillante, exigeante, précise dans son analyse. Ils rencontraient un homme qui ne craignait pas de dire, haut et fort, ses convictions. Juifs, musulmans, chrétiens la seule voie possible pour envisager une paix durable est la reconnaissance jusqu’à l’estime de la réalité de l’autre sans angélisme et sans relativisme.
Et comme je crois en la communion des saints, que sa présence spirituelle renforce chez moi et chez ceux qui le veulent, nos engagements respectifs pour installer, autant que faire se peut, la civilisation de l’amour (Paul VI).

Ci-dessous deux articles parus dans « Terresainte.net »
Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible.

Emile Shoufani : une voix israélienne chrétienne engagée pour le dialogue s’est tue
Par Claire Riobé (source)
18 février 2024

Le père Emile Shoufani le 15 octobre 2023 devant les caméras de la télévision arabe israélienne Ehna.

Emile Shoufani, archimandrite grec-catholique à Nazareth est décédé dimanche 18 février au matin.
Avec lui s’éteint une des voix qui a résolument appelé à la réconciliation entre arabes et juifs en Israël.

« Je ne suis pas palestinien d’Israël ou de 48 ou de je ne sais quoi d’autre. Je suis israélien. », insistait le père Emile Shoufani devant la journaliste de Terre Sainte Magazine, Claire Riobé, venue l’interviewer chez lui à l’hiver 2019.

Il le disait avec douceur mais avec force de conviction. Le père Emile Shoufani, née à Nazareth en Palestine mandataire en 1947, s’était très bien accommodé de la nationalité israélienne qu’il avait reçu dans son enfance au même titre que tous les Palestiniens résidant dans l’Etat d’Israël à sa création en 1948.

Il a une vingtaine d’années quand, étudiant en France, il découvre l’horreur de l’holocauste et cherche à rencontrer des rescapés des camps pour entendre leurs témoignages. Cette découverte sera déterminante pour lui dans la compréhension des ressorts de la création de l’Etat hébreu et dans son parcours personnel. « J’ai compris qu’on ne peut pas entrer en dialogue avec le peuple juif si on ne connaît pas cette histoire-là ».
Quelques années plus tard, dans l’école grecque-catholique Saint-Joseph de Nazareth, celui qui s’était engagé dans l’enseignement par conviction inscrivit au programme l’enseignement de la shoah. « C’était la première fois en Israël que des élèves arabes, musulmans et chrétiens, découvraient cette réalité. » Chaque année, il emmenait des classes au mémorial de Yad vaShem.

Durant près de 50 ans, il n’aura cessé d’être le chantre du dialogue entre juifs et arabes en Israël, allant jusqu’à organiser, après la seconde intifada qu’il jugeait dévastatrice, un groupe mixte pour une visite d’Auschwitz.

Son action inlassable avait été reconnue. En Israël, il fut fait Docteur Honoris causa de l’Université hébraïque de Jérusalem, de même en Belgique par l’Université catholique de Louvain après son voyage à Auschwitz-Birkenau. En 2003, il reçut le prix de l’Unesco de “l’éducation pour la paix” et en 2014 au Collège des Bernardins le prix de “l’Amitié judéo-chrétienne de France”.

Son engagement pour le dialogue n’avait pas failli ces dernières années, mais comme israélien, il entendait pouvoir critiquer l’action politique de Benjamin Netanyahu sans que cette critique soit taxée d’antisémitisme ou de d’antisionisme comme il s’en expliquait dans un dossier consacré à ce sujet dans Terre Sainte Magazine en janvier 2020.

Usé par la maladie

Sa dernière apparition télévisée eut lieu le 15 octobre dernier sur la chaine arabe israélienne Ehna. En dépit de la date, il n’était pas interviewé au sujet des massacres du 7 octobre et des conséquences tragiques en Israël et à Gaza ou sur les relations entre juifs et non juifs, mais sur ce qu’il estimait être la guérison physique qu’il avait connue à Lourdes. Il disait s’être rendu quelques mois plus tôt dans le sanctuaire mariale des Pyrénées et racontait comment un homme « qu’il croyait reconnaître sans pouvoir le nommer » lui avait donné de l’eau de la grotte à boire alors que lui-même était en fauteuil assistant à un office au milieu des autres malades. Plus tard, il revit l’homme qui s’adressa à lui en disant : « Dans un mois tu seras guéri » et de fait, alors qu’il avait connu plusieurs vertiges qui lui valaient de se déplacer dorénavant en fauteuil roulant, c’est sur ses jambes qu’il avait rejoint le plateau de télévision. Il disait même se dispenser maintenant des dialyses qu’il devait faire tous les six mois tandis qu’une maladie des reins était à l’origine de sa faiblesse ces dernières années.

A la télévision, il apparaissait pourtant bien changé, amaigri et vieilli. Il est décédé dimanche 18 février au matin à Nazareth où il sera inhumé lundi après-midi.

Retrouvez le père Shoufani dans une interview donnée à France Culture en 2020 à l’émission Chrétiens d’orient : cliquez ici.

Et une archive vidéo du Jour du Seigneur datant de 2008 ci-dessous.

Émile Shoufani : « Le vrai sionisme est mort en 1948 »

Claire Riobé (source) – 18 janvier 2020

Prêtre grec-catholique de Nazareth, Émile Shoufani concilie un patriotisme arabe affirmé et une loyauté sans faille à l’État d’Israël. Alliant en lui des convictions aux abords contradictoires, le regard qu’il porte sur le judaïsme est le fruit d’une expérience de vie au service de la paix dans la région.

L’antisionisme et le sionisme, qu’est-ce que ça veut dire ? Je pense que le président français Emmanuel Macron n’a pas saisi que ces notions sont complètement politiques. Le but était de ramener les juifs en Palestine. Le vrai sionisme a cessé d’exister le jour où l’État d’Israël a été établi ; il est mort en 1948. Le mouvement historique et intellectuel qui est apparu il y a une trentaine d’années, appelé le post-sionisme, montre son attachement à l’État d’Israël.“
Le père Émile Shoufani est arabe et israélien. Né à Nazareth, en Israël, le prêtre a travaillé la majeure partie de sa vie pour le dialogue entre les communautés musulmanes, juives et chrétiennes de la région. S’il dit volontiers aimer Israël, et adhérer au projet sioniste originel qui consistait au retour des juifs sur la terre de leurs pères, il refuse cependant de voir en l’État d’Israël une perpétuation du sionisme. À l’écouter, le constat est sévère : le mouvement sioniste politique des origines n’existe plus. Dès lors, quel sens donner au terme d’antisionisme ? Pour Émile Shoufani, le mot est creux et biaisé, détourné à des fins politiques.

Antisionisme : une impossible critique de la politique israélienne ?

Pourtant, force lui est de constater que le sionisme et l’antisionisme recouvrent de nouvelles réalités, en Israël comme à l’étranger. Il l’admet : par glissement de sens, le sionisme ne désigne plus le grand projet politique, déjà accompli, mais s’incarne en l’État israélien lui-même. “Aujourd’hui, les gens qui se disent “sionistes“ entendent par-là qu’ils sont pro-Israël“, regrette-t-il.
Un glissement de sens problématique à ses yeux, car si Émile Shoufani aime son pays, ses ancêtres et ses traditions, pas question pour autant de supporter un État d’Israël “sioniste“, en tant qu’il est leader de la politique de colonisation des Territoires occupés.
“Le problème c’est que toute personne qui critique la politique de l’État d’Israël est automatiquement accusée d’antisionisme, d’antijudaïsme ou d’antisémitisme. Mais on ne peut pas accuser les gens comme ça. Moi, je ne peux pas dire aux personnes que je rencontre, chrétiennes ou non, de ne pas faire de critique vis-à-vis d’Israël. En particulier alors qu’on découvre au fil des années que ce qui arrive aux chrétiens du Moyen-Orient est directement lié à la politique israélienne et américaine dans notre région. – Il continue – Les dernières élections en Israël montrent bien qu’il existe aujourd’hui une division dans la pensée politique israélienne. Nous avons d’un côté la politique sioniste menée par Netanyahou et l’extrême-droite, et de l’autre côté une partie de la population, majoritaire, qui refuse cette politique sioniste mais accepte l’État juif en tant que tel. Par ailleurs, je remarque que depuis une vingtaine d’années, la critique de la politique du gouvernement israélien est devenue insupportable pour une grande partie du judaïsme français. Moi je comprends cette réaction comme une acceptation totale de la politique de la droite et de l’extrême-droite israéliennes et de Netanyahou. Cela revient à soutenir une politique qui participe continuellement à déstabiliser la situation dans le Moyen-Orient, dans les Territoires occupés, et à Gaza. Ce pays et sa politique ont mis la pagaille dans le Moyen-Orient, et on ne peut pas le cautionner.“

Antijudaïsme et antisémitisme, un combat nécessaire

S’il se méfie de l’antisionisme, les termes d’antijudaïsme et d’antisémitisme réveillent au contraire en lui de vieux souvenirs. Car le prêtre a passé une grande partie de sa vie à œuvrer pour la paix et le pardon entre les communautés de Terre Sainte. Et en 2003, passant outre les nombreuses critiques qui lui sont faites dans le pays, il organise un voyage à Auschwitz-Birkenau, auquel participent près de 500 personnes, dont 300 juifs et arabes israéliens.
Constate-t-il aujourd’hui une forme d’antijudaïsme au sein du clergé palestinien ? Émile Shoufani ne cultive pas l’angélisme. “Ici, tout est politique, pas idéologique. Nos cardinaux et patriarches sont davantage des politiciens que des pasteurs. On l’a vu dès le Concile Vatican II : il y a eu une nette volonté des évêques orientaux de marquer leur désaccord avec la déclaration de Nostra Ætate. Mais leur réaction était entièrement politique, pas religieuse ! Ils mélangent tout, la foi et la politique israélienne.“
Pourtant, “il n’y a pas du tout de résistance ou de comportements négatifs envers les juifs en Israël. Les chrétiens ne nient pas que Jésus était juif, et le juif comme le judaïsme ne sont pas pour nous des ’problèmes’. C’est la même chose pour les musulmans israéliens.“
Il prend exemple sur Nazareth, qui en 2018 a vu près de 50 000 juifs participer à son marché de Noël, organisé à proximité de la basilique de l’Annonciation. Il l’admet cependant, “bien sûr, la situation est différente dans les territoires palestiniens…“
Et le père de conclure : antisémitisme et antijudaïsme doivent être l’objet d’un “combat“ quotidien, de la part de tous les habitants d’Israël et du reste de l’humanité.