Enseigner la religion en terre laïque

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Marguerite de Lasa dans La Croix du 31 mai 2024 rappelle les grandes lignes du contenu d’une conférence sur un sujet épidermique abordé courageusement par l’association L’Islam au XXIe siècle. L’article Enseigner le fait religieux à l’école, une piste pour former à l’esprit critique ? ne peut que susciter la réflexion. Quelle que soit leur place dans un titre, trois mots s’entrechoquent lorsqu’on les aligne : laïcité, religion et enseignement. Il serait grand temps de les habituer à cohabiter, jusqu’à ce qu’ils puissent, certainement un jour, coexister.

Laïcité

Il y a quelques semaines (le 6 mars) le Premier ministre devant les parlementaires exprimait le fait « qu’il ne peut pas y avoir de laïcité à la carte ». Si, comme le pense Abdennour Bidar qui intervenait lors de la conférence citée plus haut, la laïcité n’est pas une valeur, mais un cadre juridique, Gabriel Attal ne peut qu’avoir raison. D’ailleurs, la Charte de la laïcité, affichée dans toutes les écoles de France, s’applique à tous les citoyens de l’unique République française.

Chacun pourra relire cette charte et constater que ses 15 articles ouvrent des perspectives gigantesques quant aux libertés individuelles. Certes, on peut la lire en idéologue laïciste qui ne saurait envisager l’expression du religieux ailleurs qu’au plus profond de la sphère privée, ou la lire en citoyen réflexif qui choisit, comme Régis Debray nous l’apprend dans son rapport de 2002, le mode de la « laïcité d’intelligence ».

Le respect de toutes les croyances, la neutralité de l’État et de ses agents et en aucun cas celles des citoyens ordinaires, la respectueuse expression publique des convictions, la place de la fraternité souvent laissée pour compte au profit des deux premières valeurs de la République, l’apprentissage du libre arbitre, la fabrication du commun, l’objectivité des enseignements, l’interdiction des signes religieux brandis en étendard, la distinction entre les savoirs et les croyances, etc., autant de repères clairs que la Charte de la laïcité qui fête ses 20 ans (15 mars 2004) apporte à tous les acteurs de l’École afin qu’ils puissent aborder, avec discernement, des sujets d’ordre religieux dans nos établissements publics.

Religion

Les rejets quant au fait d’aborder les religions sur les bancs de l’école, sont multiples, diffus et pas toujours très rationnels. Les plus énervés sur le sujet redoutent le retour des curés, les enseignants reconnaissent leurs incompétences et craignent les réactions des parents, qui, de leur côté, considèrent l’approche scolaire trop relativiste, trop critique, trop concordiste. Souvent, ces derniers, lorsqu’ils ne se désintéressent pas de la question, réduisent le champ de l’école aux disciplines traditionnelles et renvoient le domaine du religieux au-delà de ses murs sanctuarisés.

Pourtant, notre environnement est empreint d’un religieux pluriculturel qui en filigrane complexifie la compréhension du monde dans lequel nous habitons. Plus l’inculture religieuse s’installe, plus l’altérité se rétrécit. Mais souvenons-nous que les enfants ne laissent jamais leurs questions dans le couloir avant d’entrer en classe. Qu’on le veuille ou non, celles qui sont d’ordre religieux ne tarderont pas à pointer le bout de leurs gros sabots. Des questions que l’enseignement saura traiter ou esquiver.

Pourtant, la majorité des systèmes éducatifs en Europe et dans le monde prend en considération, et souvent dans le cadre d’un temps dédié, la religion comme une matière au même titre que les autres disciplines. Un propos nuancé par le fait que la religion est enseignée de façon diamétralement opposée d’un pays à l’autre et que, ces dernières années, son étude se trouve malmenée dans quelques pays comme le Luxembourg et la Belgique.

Pourtant, le retour du religieux occupe et préoccupe la sphère internationale et nécessite, plus que jamais, d’apprendre à forger son esprit critique afin d’être en mesure d’appréhender les réalités d’un monde en profondes mutations. L’Occident catholique continue à déposer ses repères religieux au pied de l’orthodoxie stratégique de Poutine, du créationnisme réactionnaire de Trump, de l’hindouisme nationaliste de Modī, du confucianisme réhabilité de Jinping, de l’islamisme sectaire d’Erdoğan…

Et, par-dessus le marché, l’évidence nous oblige à constater que « Les catholiques européens sont minoritaires, non seulement comme catholiques dans le monde occidental, mais comme Occidentaux dans le monde catholique. » (Isabelle de Gaulmyn, La Croix du 08 mai 2024)

Enseignement

L’électrochoc du 7 janvier 2015, bientôt 10 ans, a fait incontestablement bouger les lignes sans pour autant renverser les tables.

Michel Lussault, alors Président du conseil Supérieur des Programmes de l’Éducation nationale s’exprimait ainsi sur le site du « Café Pédagogique » le 14 janvier 2015 : « On ne peut plus faire comme si la question de la croyance n’était pas centrale. Il ne s’agit pas de proposer un enseignement des religions, mais que dans les programmes scolaires la question de la croyance soit abordée frontalement. Si on aborde la question du pluralisme des valeurs, la laïcité change. Elle ne prend pas position pour une religion. Mais elle s’ouvre au fait qu’elle doit accepter que la question de la croyance se pose pour nos élèves. Il faut tenir sur cette corde raide. »

À chaque tragédie, l’Éducation nationale se questionne sur la place de la religion à l’école. En 2001, le ministre de l’époque, Jack Lang, demande à Régis Debray ce qu’il faut faire pour éviter que des avions-suicides s’encastrent dans d’autres tours ? La réponse est limpide : aborder les questions religieuses sans complexe (rapport de février 2002). C’était trop demander à notre République qui se contentera d’injecter une petite dose de « fait religieux » dans les programmes. Un traitement homéopathique laissé à l’initiative des seuls professeurs d’histoire. Un pan de l’enseignement inscrit dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture amplement négligé aujourd’hui.

Enseigner la religion par le biais des faits historiques est indispensable mais largement insuffisant.

Enseigner que nous n’avons aucune trace archéologique d’Abraham, de Moïse ou de Bouddha, qu’une secte juive est à l’origine du christianisme ou que la rapidité de l’expansion de l’islam interroge encore les historiens, est parfaitement utile mais ne correspond que partiellement aux besoins que les enfants et les adolescents doivent combler afin de mieux comprendre les grandes lignes de leur propre culture et de celles de leurs camarades de classe, de leurs voisins de table, de leurs équipiers de foot, de leurs abonnés sur TikTok, de leurs meilleurs potes au bas de leurs immeubles…

Enseigner la religion repose sur au moins sept piliers fondamentaux et une pédagogie de base :

– Aborder l’expression croyante par différentes approches : doctrines, genres littéraires, spiritualités, œuvres artistiques. Il s’agit d’apprendre à parler des religions comme on parle de la pluie et du beau temps.

– Explorer les traditions, les rites, les fêtes, les symboles qui jalonnent les principales religions en séparant distinctement le champ du « savoir » et celui du « croire ». 

– Connaître les principaux textes fondamentaux que les religions ont légués à l’humanité.

– Nommer les valeurs qui confrontent chacun aux grandes questions de la vie et orientent l’existence et refuser de réduire la dimension religieuse à la question identitaire.

– Situer des personnages et des événements à travers le patrimoine historique, archéologique, artistique, religieux.

– Adopter des comportements respectueux envers les autres et l’environnement par des attitudes bienveillantes, pacifiques, constructives à la recherche du meilleur vivre ensemble.

– Aller vers les autres pour entrer en dialogue et passer du simple « vivre ensemble » au « faire ensemble » dans un esprit de service efficient, solidaire et altruiste.

Quant à la pédagogie de base, elle est déjà résumée dans ce dernier pilier, il s’agit de la culture du dialogue, du dialogue « interconvictionnel ». Ce dialogue repose sur trois compétences que tout enseignant de religion se doit de développer : le devoir d’identité, le courage de l’altérité, la sincérité des intentions.

« Le devoir d’identité, car on ne peut pas bâtir un vrai dialogue sur l’ambiguïté ou en sacrifiant le bien pour plaire à l’autre ; le courage de l’altérité, car celui qui est différent de moi, culturellement et religieusement, ne doit pas être vu et traité comme un ennemi, mais accueilli comme un compagnon de route, avec la ferme conviction que le bien de chacun réside dans le bien de tous ; la sincérité des intentions, car le dialogue, en tant qu’expression authentique de l’humain, n’est pas une stratégie pour réaliser des objectifs secondaires, mais un chemin de vérité, qui mérite d’être patiemment entrepris pour transformer la compétition en collaboration. »
(Pape François – Le Miséricordieux et le Clément – 2019 – EAN 9782889591107)

Pierre-Michel Gambarelli
Professeur de religion,
Formateur en retraite de l’INSPE,
Université de Strasbourg