Le coeur de la pensée d’Henri Derroitte.
Ces 20 dernières années le professeur Henri Derroitte a offert à l’Alsace de quoi réflechir sa spécificité quant à l’enseignement de la religion à l’école publique. Au-delà de l’évolution indispensable de cette discipline, sous peine de disparition, se pose la question de l’apprentissage du vivre ensemble. La maitrise du dialogue interconvictionnel, par tous ceux qui sont en charge de l’éducation des enfants et des jeunes, apparait comme une nécessité absolue. Cet article délimite les contours de cette pédagogie et apporte de quoi avancer dans le respect des terrains multiples qui composent aujourd’hui le territoire national.
L’intégralité de l’intervention du professeur Henri Derroitte est en libre téléchargement ci-dessous.
Le résumé suivant vise à faire le lien entre l’expérience de la Belgique du Nord et celle de l’Alsace.
En bleu les commentaires et en noir les extraits du texte d’Henri Derroitte.
1/ Une pédagogie intégrale
La démarche des amis belges flamands, dans leur volonté de mettre en œuvre une pédagogie du dialogue, est intégrale dans la mesure où elle s’installe dans tout ce qui fait la vie d’un établissement scolaire (les élèves, les profs, les parents, les disciplines, etc.). L’enseignement religieux ne pouvant échapper à cette révolution, il serait nécessaire de découvrir comment s’applique concrètement cette pédagogie du dialogue dans les programmes et le déroulement des cours des écoles catholiques de cette région.
> L’enseignement catholique du Nord du pays, la Flandre, néerlandophone, scolarise 71,2% des élèves de l’enseignement secondaire
> Il est devenu depuis 2014 « l’école catholique du dialogue ».
> Un service que l’Église rend à la société, mais également comme un service de l’Église à elle-même.
> Deux professeurs dans l’université sœur de l’Université catholique de Louvain (Leuven en Flandre) sont les penseurs de cette option (la logique dialogale) : Lieven Boeve et Didier Pollefeyt.
2/ Un état sur la recherche de ces dernières années
Bien que le nom ne soit jamais prononcé, le modèle à privilégier qui émerge des travaux de tous ces éminents chercheurs est celui du dialogue interconvictionnel.
> Pluralité et pluralisme (Geir Skeie).
Distinction entre pluralité (état de fait) et pluralisme (vision idéologique). Le terme « pluralité » est un concept essentiellement descriptif. Le terme de « pluralisme » est principalement normatif : il fait intervenir diverses instances idéologiques. Si pluralité se rapporte à un « état de choses », pluralisme intègre une « évaluation » de celles-ci.
> Pour un pluralisme normatif
Pour Georges Leroux, il convient en réalité de concevoir ce concept non comme un défaut ou un obstacle, mais comme une richesse.
> Julia Ipgrave et les 3 formes de dialogue
a) Premier niveau : reconnaître que des personnes ont des points de vue différents.
b) Second niveau : apprendre à exprimer son propre positionnement et à apprendre de celui des autres.
c) Troisième niveau : suppose quant à lui des stratégies et une méthodologie particulière. Il suppose le débat, l’échange. À proprement parler, le dialogue n’existe réellement qu’à ce niveau. On y questionnera les élèves sur les motifs qui les font penser ou agir d’une telle manière, sur l’impact de la pensée des autres sur leur propre opinion.
> Bert Roebben et la trans-particularité
À terme, l’enseignement religieux sera abordé autour deux questions : « que font les gens avec la religion et que fait la religion avec les gens ? »
L’enseignement religieux rendra les élèves capables d’appréhender les phénomènes religieux, de communiquer à propos de ce qu’ils ont perçu avec d’autres et de clarifier leur propre point de vue à ce sujet.
Comme il y a communauté de destin, il est nécessaire de mettre en place des conditions concrètes pour qu’il y ait apprentissage de foi en présence de la foi de l’autre. C’est une forme de cours qui garde acquise la possibilité de s’exprimer du dedans de sa tradition tout en étant directement au contact avec la différence des autres.
> Hans-Georg Ziebertz, un chef de file de toute une génération de chercheurs
En Allemagne, notamment depuis la réunification du pays on passe d’une logique d’un enseignement monoreligieux à une approche interreligieuse.
3 modèles possibles :
> Le modèle INTO (DANS la religion)
Modèle mono-religieux traditionnel, avec ses cours de religion et activités de pastorale scolaire proches d’une démarche catéchétique.
> Le modèle ABOUT (AU SUJET des religions). Modèle interreligieux, qui part du principe que les jeunes devraient pouvoir, à l’école, accroître leurs connaissances sur toutes les religions importantes. Il s’agira pour les enseignants dans un tel projet de rester neutres, en se contentant d’informations à propos des religions.
> Le modèle FROM (À partir des religions). Modèle trans-culturel. Cette 3e approche veut dépasser cette « relation de simple voisinage » du multi-religieux et sa logique de neutralité; elle implique la poursuite d’une compréhension mutuelle, de la tolérance et du respect. Elle mène à une réflexion sur soi-même et à une auto-critique.
3/ La pédagogie du dialogue pour établir son identité
Comme en Alsace, la Flandre ne fait pas reposer la volonté de repenser l’enseignement religieux sur uniquement la sécularisation de la société. Si les contenus des cours, se distinguant peu à peu de la catéchèse, s’orientent vers une approche thématique des bonnes valeurs (les bonnes relations, la bonne consommation, les bonnes pratiques religieuses, les bonnes modes, etc.) la question de l’identité du cours de religion ne peut que se poser.
> Le point de départ de l’école catholique du dialogue en Flandre date de 1997
> Lieven Boeve estimait que l’enseignement catholique dérivait de manière insidieuse vers une éducation de valeurs sans visage (politesse, l’aide, l’autonomie, la solidarité, la protection de l’environnement), dans laquelle ce qui est spécifiquement chrétien aurait à peine son mot à dire. Il avance 4 types d’évolution possibles : la laïcisation, la re-confessionnalisation, l’éducation aux valeurs et l’identité dans le dialogue.
> La sécularisation de notre société et la pluralisation croissante conduisent à reconnaître que nous ne pensons pas tous la même chose. Le dialogue devient inéluctable. À travers ce dialogue, nous apprenons qui est l’autre, nous savons mieux qui nous sommes et nous pouvons également redécouvrir ce que nous avons en commun dans toutes les différences. En s’engageant dans ce dialogue, les écoles catholiques pourraient à nouveau développer un visage clair et personnel : en s’ouvrant à l’autre, elles deviendraient en même temps plus conscientes de leur identité. L’identité est ce qui vous rend spécifique. De nos jours, vous apprenez à les connaître principalement par la différence, par la rencontre et la confrontation avec l’autre. »
> En 2015 (l’année ou en Alsace on commence à réfléchir EDII), L’école catholique du dialogue est ainsi devenue le cadre dans lequel les écoles catholiques flamandes élaborent leur propre projet pédagogique.
4/ Entre deux tendances extrêmes une voie médiane s’impose
Ces deux extrêmes que l’ERE (Enseignement de la Religion à l’École en Alsace) évite sont, en fait les deux procès qu’on lui fait. D’une part, les laïcistes de l’Éducation nationale qui souhaitent enfermer l’enseignement religieux dans le pur confessionnel jusqu’à ce que mort s’ensuive et, d’autre part, les responsables pastoraux qui craignent que ce cours ne tombe dans les affres du relativisme.
> (Premier extrême) Acquérir une identité en s’opposant à l’autre (opposition nous-eux). L’autre est un étranger qui menace votre identité.
> (Deuxième extrême) Le relativisme culturel en réaction à la première stratégie. Le piège est qu’en accueillant la multitude, les différences avec les autres disparaissent trop facilement. Son étrangeté n’est plus reconnue. Cela conduit à un alignement trop facile de l’autre à nous-mêmes.
> (Voie médiane) La troisième stratégie est celle du dialogue. Précisément parce qu’il ou elle nous est étranger, l’autre nous interpelle en ce que nous sommes. Il ou elle nous oblige à demander comment nous nous situons par rapport à l’autre personne. Dans le dialogue avec l’autre, nous apprenons à nous connaître. Nous arrivons donc à la piste de ce que nous pouvons avoir en commun malgré les différences. Formulé encore plus clairement, vous pouvez dire que, grâce au dialogue, nous apprenons que ce que nous pensons avoir en commun présente encore de grandes différences.
Le judaïsme, le christianisme et l’islam disent qu’ils croient en le même Dieu, mais à y regarder de plus près, il y a beaucoup de différence dans cette croyance en Dieu. Par exemple, le Ramadan et le jeûne semblent des pratiques religieuses similaires, mais ont une signification très différente.
5/ La pédagogie du dialogue sans perdre son âme
Il y a presque 60 ans, Paul VI disait : « l’Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Église se fait Parole, l’Église se fait message, l’Église se fait conversation » (encyclique « Ecclesiam Suam, 1964, §67). Pourtant les résistances au dialogue subsistent. Entendons-nous, le dialogue ne se limite pas à organiser des débats. Le dialogue, c’est une culture. Le débat, c’est une technique. Et si l’expérience des Flamands peut permettre aux Alsaciens de poursuivre leur recherche quant à EDII (Éducation au Dialogue Interreligieux et Interculturel) c’est bien dans l’idée de la mise en œuvre d’une pédagogie du dialogue intégrale. Pour ce faire, toutes les composantes de cette discipline spécifique à l’Alsace, tous les partenaires liés à son développement ou son extinction sont à ajuster le plus finement possible :
– Les élèves et le plaisir d’apprendre
– Les enseignants et la révolution de leurs pratiques
– Les familles et la nécessaire coéducation
– L’administration et l’établissement d’un partenariat intelligent
– Les cultes statutaires et le devoir de l’identité, le courage de l’altérité, la sincérité des intentions
– Les politiques et le statut local comme laboratoire d’exception pour l’ensemble du territoire français.
> Jésus s’est adressé aux publicains et aux pécheurs, aux Samaritains et à d’autres personnes qui n’appartenaient pas vraiment au groupe, et souvent au grand mécontentement de ceux qui se trouvaient tout proches et à la préoccupation des autorités.
> La constitution de Vatican II, Dei Verbum, exprime l’intuition que Dieu se révèle dans le dialogue avec les gens, l’histoire et le monde.
> L’École catholique du dialogue met au défi les chrétiens et l’Église de donner à la voix chrétienne un ton renouvelé dans le dialogue, de se défaire des vieilles robes et de ressusciter le cœur de l’Évangile. Dans le dialogue les uns avec les autres, nous retrouvons donc la trace de Dieu même aujourd’hui ».
> L’option flamande pour l’école catholique du dialogue, au milieu des années 2010, rejoint les stimulantes réflexions de la Congrégation pour l’éducation catholique, au Vatican, et en particulier le document : « Éduquer au dialogue interculturel à l’école catholique » d’octobre 2013.
Pour rappel, ce document du magistère de l’Église utilise le vocabulaire du « laboratoire d’interculture » et celui du « dialogue », aux n°58-59 de son argumentaire.
> « Il est important de reconnaître qu’une rencontre authentique avec les voisins ayant d’autres croyances (…) ne se fera pas sans effort et sans préparation à une nouvelle manière d’être chrétien» (Félix WILFRED, « Une nouvelle manière d’être chrétien. Préparer la rencontre avec des voisins d’autres croyances », dans Concilium, n° 279, 1999, p. 65).
Résumé du document et commentaires (en bleu) : Pierre-Michel Gambarelli